Nous avons beau gérer notre temps avec la meilleure volonté du monde, cibler et planifier avec compétence, nous aurons toujours une inquiétude, une attente ou un contretemps pour nous déconcentrer,…

Dans un livre sur l’innovation, Nathalie Joulin* souligne à quel point la créativité est capitale pour la survie d’une organisation. Pour elle, les individus employés dans les services de marketing, de recherche et développement, de production, etc., doivent impérativement garder l’esprit ouvert, s’ils veulent pouvoir créer. Une bonne façon d’y arriver est de permettre l’expression des «passions personnelles» des employés, qui enrichiront le processus de création en établissant des liens nouveaux et inattendus. Dans un tout autre domaine, Marguerite Yourcenar conseille, quant à elle, à une jeune écrivaine de « se faire un programme de lecture immense et désintéressé »* afin de profiter au maximum de ses explorations.
[…] Le temps linéaire amène à réfléchir par étapes successives, dans une progression logique et rationnelle depuis le point A jusqu’au point B, qui exclut par le fait même cette idée de vision globale permanente. […] Le processus de mise en objectif amorce un mouvement de réduction graduelle de notre regard, abandonnant en cours de route de grands pans de la réalité et, si nous n’y prenons garde, jusqu’au sens de nos actions. Dans la perspective linéaire, la créativité est mise dans un carcan alors que, dans une perspective panoramique, elle se trouve favorisée.
[…] Commencer à focaliser avant d’avoir envisagé toutes les possibilités, c’est entrer dans un processus d’élimination les yeux bandés. C’est saisir sa caméra, photographier tout ce qui se présente, puis s’étonner d’avoir pris trop de photos! Une vraie photographe commence par regarder. Elle cible ensuite.
La beauté restera toujours la beauté. Un paysage magnifique est impassible devant l’œil de la caméra; il se déploie même si celle-ci le limite. L’envie de soigner et de guérir, l’élan de créer ou de jouir, la chaleur de l’enfant qui s’endort contre soi et l’effervescence joyeuse du travail partagé sont immensément plus larges que ce que l’objectif nous en montre. Ce n’est pas tant l’objet lui-même qui est affecté par le fait que nous le regardions exclusivement à travers l’objectif que la richesse perdue par celui ou celle qui regarde. Et le regard à travers l’objectif est un regard étriqué et incomplet.
De ce que la vastitude du sens et du réel déploie devant nos yeux, de l’infinité de possibles qui s’offre à nous, l’objectif saisit une partie – et une partie seulement – pour la traduire, de façon extrêmement concrète, en action appelant un résultat vérifiable et tangible. Le problème ne vient cependant pas de la mise en objectifs. Le problème tient au fait que l’objectif est devenu notre seul moyen d’aborder la réalité. Alors, comme les limites qui lui sont propres ne sont pas compensées par un autre type de vision, il en résulte une sécheresse, un appauvrissement de la vie. Il s’agit donc non pas d’éliminer l’objectif, mais plutôt de prendre de nouveau conscience du temps panoramique, de nous rappeler que la boussole et le sextant n’ont jamais été bons capitaines, que l’appareil-photo n’est pas le voyageur. Alors, baissons notre caméra et levons les yeux… Embrassons du regard l’immensité de la vie, pour nous en émerveiller. Regardons, oui, regardons…
Extraits de Lemaire, C. À contretemps. Gérer moins, vivre mieux, Montréal, Fides, 2011, p. 117-119
*Nathalie Joulin, Les Coulisses des nouveaux produits, Paris, Éditions de l’Organisation, 2002, 270 p.
** Josyane Savigneau, Marguerite Yourcenar, Paris, Gallimard, 1990, p. 62-63
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