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Au cours d’une rencontre sociale, je me suis mise à écouter avec intérêt, mais le plus discrètement possible, les propos échangés dans un groupe voisin. Un homme parlait à son ami d’une relation amoureuse qui semblait avoir bien tourné : «Il a fallu, dit-il, que je mette les choses au clair avec elle. De fait, j’avais déjà beaucoup investi dans cette relation : je l’ai invitée plusieurs fois au restaurant, au cinéma et au théâtre. J’ai même laissé tomber d’autres filles avec un moins bon potentiel. Mais là, je ne voulais pas investir davantage avant de savoir si cela avait une chance de rapporter. Je lui ai expliqué qu’à moins d’être sûr d’avoir un retour sur mon investissement, je ne pourrais plus continuer à la voir.»

Cela m’a pris quelques minutes avant de comprendre pourquoi j’étais ahurie. Il n’y avait aucune arrogance, aucune agressivité dans le ton; on pouvait même sentir une certaine douceur amoureuse. C’était un discours empreint d’une calme rationalité. Le calcul valait le raisonnement, mais il semblait cacher aussi une émotion plus profonde. Cet homme avait sans doute «investi» (à une autre époque, nous nous serions contentés de dire «donné») beaucoup de lui-même : il voulait récolter du bonheur et non pas de la déception. Ici la rentabilité économique marchait main dans la main avec la rentabilité sentimentale.

[…]

Le temps investi doit donc être rentable, c’est-à-dire nous procurer  de l’argent, du plaisir ou de la satisfaction. […] Nous faisons de l’exercice non seulement pour rester en forme et pour pouvoir produire sans être constamment rappelé à l’ordre par notre corps, mais aussi pour faire fructifier notre «capital santé». Puisque passer du temps avec notre conjoint ou nos enfants fait très peu d’effet dans un curriculum vitae, nous préférons suivre des cours du soir afin d’enrichir celui-ci de quelques diplômes. Même nos activités culturelles doivent servir à nous garder «branchés» et nous ne donnons plus à nos marmots que des jouets éducatifs.

De ce seul point de vue, l’épreuve, le débat et le conflit ne sont évidemment plus considérés comme valables, car s’ils peuvent encore être tenus pour utiles, la quantité d’énergie qu’il faut investir en eux pour arriver à des résultats souvent modestes les empêche complètement d’être rentables, et nous préférons les éviter. Bien d’autres activités humaines ne trouvent plus grâce à nos yeux : l’exploration, la recherche et la réflexion […]

Il faut souvent ratisser large pour nourrir son esprit et c’est l’ensemble de nos explorations – ce qui inclut nos errances – qui constitue cette nourriture.

Tout compte fait, mis à part certaines tâches domestiques, bien peu de domaines de notre vie personnelle ont à se conformer aux impératifs de l’utilité, de la rentabilité et de l’efficacité. S’enfermer un après-midi dans sa cuisine pour confectionner un gâteau très compliqué n’est ni utile (trop de sucre!), ni efficace (nous aurions pu l’acheter à la pâtisserie), ni rentable (il n’y a qu’à voir la vitesse avec laquelle il sera mangé). Ce que cette activité nous rapporte est d’un autre ordre. Qui pourrait imaginer jouer avec son chien, faire l’amour ou peindre un tableau «efficacement»?

[…]

Encore une fois, il ne s’agit pas de jeter par-dessus bord nos analyses de rentabilité et notre volonté d’être efficace, mais plutôt d’y faire appel seulement dans les domaines pertinents. La loi de Pareto et les calculs de retour sur l’investissement peuvent être d’excellents moyens d’établir nos priorités dans notre vie professionnelle. Dans notre vie personnelle, nos finances et certaines activités domestiques se prêtent encore à ces façons de voir. Mais, dans d’autres circonstances, il faudrait apprendre à laisser de côté l’outil qui ne convient plus et inclure dans notre quotidien des zones d’oxygénation, où tout n’a pas à être immédiatement utile, rentable et efficace.

 

Extrait de À Contretemps. Gérer moins, vivre mieux, Montréal, Fides, 2011, p. 92-94.

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