Le temps est multiple, disions-nous? Mais voyons! Le temps est unique, il nous est compté, il nous glisse entre les doigts! Voici pourtant un exemple d'un autre rapport au temps…

Si nous n’arrivons pas à installer dans nos vies les valeurs que nous trouvons essentielles, c’est, à mon sens, que nous leur imposons de s’épanouir dans le mauvais rapport au temps. Comme si nous voulions faire pousser un bananier dans un jardin québécois.
Voici trois exemples.
On aime poser aux écrivains des questions sur leur horaire de travail. Marie Laberge écrit très tôt le matin. Michel Tremblay et Antonine Maillet le font de 9h à 12h. Brian Perro parle d’un nombre de pages; il ne compte pas les heures mais vise un résultat. Dans le temps linéaire, les écrivains doivent recourir à l’horloge et la mesure pour faire comprendre leur travail.
Par rapport à une journée de travail conventionnelle, les durées mentionnées peuvent être relativement courtes. Or, comment comptabiliser la promenade au parc, la conversation, le fait divers vu à la télévision ou le réveil nocturne pour saisir une idée au vol? La création ne tient pas dans une durée ou dans une case horaire. Dans le temps panoramique, les écrivains écrivent tout le temps.
Dans une cafétéria, un jeune homme est assis tout près d’une poubelle double: un côté pour les matières recyclables et l’autre pour les déchets. En s’étirant un peu, il peut jeter sa bouteille de plastique sans avoir à se lever… du côté des déchets. Dans le temps linéaire, le geste qu’il a posé n’a pas grand importance. Imaginez, une bouteille de plastique vide, c’est une goutte d’eau dans l’océan! Pourquoi prendre dix secondes pour se lever et mettre sa bouteille au bon endroit?
Dans le temps mosaïque, chaque responsabilité individuelle se fond dans une responsabilité collective qui la dépasse. Dans le temps mosaïque, ce jeune homme a construit une de ces îles de plastique qui flottent de nos jours sur les océans.
Un père de famille me disait: « …quand je passe la journée avec mes enfants, sans rien faire…» Ce qu’il voulait dire, c’est: « sans faire une randonnée », ou « sans assister à une pièce de théâtre » ou encore « sans fabriquer une cabane dans les arbres ». Dans le temps linéaire, on est porté à cibler un résultat tangible et utile.
Dans le temps linéaire, « ne rien faire », ce pourrait être: faire un dessin en commun, faire discuter deux Barbie entre elles, raconter un souvenir d’enfance, livrer une bataille d’oreillers, observer une fourmilière ou faire une sieste, collés, collés. Car, vous en conviendrez, il est difficile de rester assis sur une chaise à « ne rien faire » avec un enfant.
Pourtant, dans le temps à double fond, cet homme aura rempli son cœur d’émerveillement. Dans le temps en spirale, il aura affermi le pas de ses enfants sur la route de leur vie. Dans le temps maillon, il leur aura transmis une histoire familiale. Enfin, dans le temps écosystème, il leur aura enseigné une hygiène de vie: savoir s’arrêter pour simplement profiter ensemble du temps qui passe.
Dans le temps linéaire, il continuera de penser qu’il n’a rien fait.
A bien y penser c’est donc vrai! Merci de tes exemples si concrets. Il faut savoir reconnaître la valeur du temps qui jamais ne se perd et d,un coté comme de l,autre est enrichissant et fait que la vie prend une densité insoupçonnée.
Bye, tante Jeannine
Complexe tout cela… Le temps linéaire, les colonnes sur l’agenda, les cases du calendrier, tout cela existe, oui, mais ce qui compte, n’est-ce pas ce qu’on en fait, ce qu’on accepte d’en faire, comme tu écris dans ton blogue, les valeurs qu’on y met.
Ainsi, le père qui a dit : « … quand je passe la journée avec mes enfants, sans rien faire… » aurait pu dire, selon ses valeurs: « … je passe une journée par semaine avec mes enfants, sans autre but que celui d’être ensemble et de faire ce qui nous tente. Je veux vivre quelque chose avec eux. On peut aussi faire le ménage ensemble. On est ensemble. »
L’écrivain, l’écrivaine, le compositeur, la compositrice travaillent dans la régularité. Leurs valeurs sont établies, elle ou il bloque du temps, une partie de colonne de la journée linéaire pour que le projet d’écriture avance. Mais pour nourrir le projet, oui, il y a tout ce que tu dis, la promenade, la rencontre impromptue, etc. Les deux moments nourrissent un même projet.
Donc, cela nous renvoie toujours à nous, aux valeurs que l’on privilégie. Qu’est-ce qu’on veut mettre d’abord dans notre besace du temps. Le reste va toujours trouver un coin pour s’insérer, mais les choses importantes, il faut les inscrire dans le temps. Un couple qui ne se donnerait pas de projet commun ne durerait sans doute pas, mais un couple tourné que sur lui-même, pourrait-il durer? L’assèchement ne le guetterait-il pas?
Dans le temps linéaire, le temps des colonnes ou des cases, ces dernières ne sont pas extensibles à l’infini. Il y aura toujours des tiraillements entre mon projet, mes valeurs, entre avancer et garder la porte ouverte à l’impromptu.
Rien n’est simple avec le temps qui au fond nous est compté.
Tu as bien raison de dire que ce n’est qu’une question de valeurs. Mais nous vivons dans une société qui valorise certaines choses et moins d’autres. Elle nous met sur le nez des lunettes qui nous font voir le temps à sa façon à elle: une ressource à employer de façon utile, une durée qu’on peut mesurer. Il ne s’agit effectivement pas de tout jeter par dessus bord: les journées auront toujours 24 heures. Mais il s’agit de ne pas dé-valoriser ce qui est important pour nous, parce que les lunettes ne les colorent pas de la bonne couleur.
Le temps linéaire est toujours dans notre palette de temps, mais comme pour une peinture, on n’a pas à mettre toujours la même couleur sur notre toile temporelle!
Comme elle est s’impose à nous cette tension entre le temps linéaire et les autres temps! J’en ai fait l’expérience le week-end dernier. Le samedi après-midi, j’allais assister à une conférence donnée par une amie. Nous avions déjà acheté nos billets de train pour nous rendre ensuite chez elle avec le projet enthousiasmant de passer ensemble un dimanche de congé. La conférence se déroule comme prévu et suscite vivement mon intérêt. L’événement se termine un peu tôt et nous nous disons que nous disposons bien de 15 minutes pour nous balader sur la grande avenue décorée avant de nous rendre à la gare. Après un coin de rue, nous ressentons de la joie. Samedi en début de soirée, nous décrétons que notre congé commence! Voilà que l’une dit : « Enfin, nous sortons du temps de l’organisation ! [temps linéaire] ». L’autre renchérit : « Cent ans c’est comme un an ! ». Et l’autre encore : « Une journée est un espace immense ! » Imaginez notre euphorie, notre joie profonde ! Nous n’avons plus regarder l’heure. Nous étions passées, je crois, dans le temps à double fond. Nous avons évidemment manqué notre train et sommes arrivées finalement à la maison de mon amie dans la nuit. Un bonheur! Un week-end de bonheur! Il vaut la peine de manquer un train! Nous n’avons rien regretté.
Voici une autre paire de lunette que le temps linéaire nous met sur le nez: est-ce que le temps a été efficace? Avec ce critère d’évaluation en tête, n’importe qui peut observer que, oh horreur!, vous avez manqué votre train et que cela n’est pas efficace du tout!
Heureuses personnes qui avez conscience de vivre le temps à double fond! J’aurais aimé vous accompagner!
Merci pour ce beau commentaire,
Christine